L'histoire des forêts comestibles remonte à des millénaires, témoignant de la sagesse ancestrale dans la création d'écosystèmes productifs et durables. À travers le monde, certains de ces systèmes ont survécu jusqu'à nos jours, nous offrant de précieuses leçons sur la résilience et l'adaptation.
Les forêts cultivées Amazoniennes : Un Héritage Millénaire
Dans les profondeurs de l'Amazonie, les peuples précolombiens ont créé il y a plus de 4000 ans des systèmes agroforestiers d'une remarquable ingéniosité. Ces forêts alimentaires, encore présentes aujourd'hui, démontrent une compréhension sophistiquée des écosystèmes forestiers. L'une de leurs plus grandes réussites réside dans la création de la terra preta, un sol enrichi qui a permis de transformer les sols pauvres amazoniens en terres fertiles et productives. Dans certaines zones, plus de 70% des arbres sont des espèces comestibles ou médicinales, témoignant d'une sélection minutieuse sur des générations.
Cependant, la colonisation a entraîné une rupture dramatique dans la transmission des connaissances traditionnelles. Aujourd'hui, ces systèmes ancestraux font face à la menace croissante de la déforestation, tandis que les tentatives de reproduction de la terra preta à grande échelle se heurtent à des défis techniques considérables.
Gestion de la Canopée
Les agriculteurs précolombiens pratiquaient une gestion sélective de la canopée, favorisant certaines espèces utiles tout en maintenant la structure forestière. Cette approche permettait de conserver les services écosystémiques de la forêt.
Principales Espèces Cultivées
Arbres Dominants
- Le noyer du Brésil (Bertholletia excelsa) : Arbre majestueux fournissant des noix nutritives
- Le palmier pêche (Bactris gasipaes) : Source majeure de fruits et de cœurs de palmier
- Le cacaoyer sauvage (Theobroma cacao) : Cultivé pour ses fèves mais aussi comme élément structurant
Arbres Fruitiers
- L'anacardier (Anacardium occidentale) : Pour ses noix et ses fruits
- Le sapotillier (Manilkara zapota) : Fruit apprécié et source de latex
- L'abiu (Pouteria caimito) : Fruit sucré caractéristique des forêts amazoniennes
Palmiers
- L'açaí (Euterpe oleracea) : Source importante de fruits et de cœurs de palmier
- Le buriti (Mauritia flexuosa) : Palmier aux usages multiples (fruits, fibres, huile)
Techniques Spécifiques
Enrichissement Forestier
Les peuples précolombiens enrichissaient progressivement la forêt en espèces utiles sans détruire la structure existante. Cette pratique créait des "îles de ressources" qui persistent encore aujourd'hui.
Gestion de l'Eau
Création de systèmes complexes de gestion de l'eau incluant :
- Canaux de drainage
- Zones surélevées pour la culture
- Rétention d'eau en saison sèche
Héritage Contemporain
De nombreuses zones enrichies par les peuples précolombiens présentent encore aujourd'hui :
- Une plus grande densité d'espèces utiles
- Une meilleure fertilité des sols
- Une biodiversité accrue
Les Jardins-Forêts de Java : 1300 Ans d'Histoire
Les Pekarangan javanais, établis depuis le VIIIe siècle, représentent une adaptation remarquable du concept de forêt comestible au contexte urbain et périurbain. Ces jardins-forêts ont démontré leur capacité à maintenir une production alimentaire diversifiée sur de petites surfaces, tout en résistant aux crises alimentaires qui ont marqué l'histoire de la région.
L'urbanisation galopante constitue aujourd'hui leur plus grand défi. La pression foncière croissante menace leur existence même, tandis que les jeunes générations, attirées par la modernité, s'éloignent progressivement des pratiques traditionnelles. La pollution urbaine affecte également certaines zones, remettant en question la pérennité de ces systèmes millénaires.
Structure Verticale
Strate Émergente (25-30m)
Le durian (Durio zibethinus) domine cette strate, créant un microclimat favorable aux étages inférieurs. L'arbre à noix de Java (Canarium indicum) complète ce niveau supérieur, fournissant fruits oléagineux et bois précieux.
Strate Supérieure (15-20m)
- Le ramboutan (Nephelium lappaceum)
- Le mangoustanier (Garcinia mangostana)
- Le jacquier (Artocarpus heterophyllus), essentiel pour ses fruits riches en amidon
Strate Moyenne (8-15m)
On trouve ici les manguiers en diverses variétés locales, le kapokier pour ses fibres, et le tamarinier utilisé comme condiment traditionnel.
Strate Basse (3-8m)
Cette strate accueille les bananiers, papayers et agrumes locaux comme le jeruk nipis (Citrus aurantifolia).
Niveau Sol
Le gingembre, le curcuma, les patates douces et le taro occupent cette strate inférieure.
Espèces Emblématiques
Le salak (Salacca zalacca), palmier natif produisant des fruits à écailles, et le petai (Parkia speciosa), légumineuse aux gousses parfumées, sont caractéristiques de ces jardins.
Organisation Spatiale
L'espace est traditionnellement organisé en cercles concentriques autour de l'habitation :
- Zone proche : herbes aromatiques et médicinales
- Zone intermédiaire : arbres fruitiers nécessitant des soins réguliers
- Zone externe : grands arbres et espèces rustiques
Les Dehesas Espagnoles : 800 Ans d'Agroforesterie Méditerranéenne
La dehesa espagnole illustre parfaitement l'adaptation d'un système agroforestier aux conditions climatiques méditerranéennes. Ce paysage unique, façonné par huit siècles de pratiques pastorales, combine habilement chênes, pâturages et cultures. La production y est remarquablement diversifiée, allant des glands au liège, en passant par l'élevage et la cueillette de champignons.
Le système fait néanmoins face à des défis croissants. Le vieillissement des chênes et les difficultés de régénération naturelle menacent sa pérennité. Le changement climatique affecte la santé des arbres, tandis que la rentabilité économique est mise à mal par la concurrence de l'agriculture intensive moderne.
Structure et Composition
Le paysage des Dehesas est dominé par des chênes dispersés sur des prairies. La densité, maintenue entre 20 et 50 arbres par hectare, permet un équilibre optimal entre ombre et lumière.
Principales espèces d'arbres :
- Chêne vert (Quercus ilex) : Dominant, prisé pour ses glands
- Chêne-liège (Quercus suber) : Important pour la production de liège
- Chêne du Portugal (Quercus faginea) : Présent dans les zones plus humides
La strate herbacée se compose de graminées annuelles, de légumineuses naturelles et de plantes aromatiques méditerranéennes, formant des pâturages riches et diversifiés.
Système de Production
Les Dehesas fonctionnent selon un cycle annuel bien défini qui optimise les ressources naturelles.
Productions Principales
La production animale constitue le cœur du système, avec :
- L'élevage de porcs ibériques, nourris aux glands en automne
- Le pâturage de bovins et d'ovins au printemps
- La production de fromages et de charcuterie traditionnelle
Les ressources végétales incluent :
- Le liège, récolté tous les 9-12 ans
- Le bois de chauffage, issu de l'élagage régulier
- Les champignons sauvages en saison
Gestion Traditionnelle
Le maintien des Dehesas repose sur des pratiques ancestrales affinées au fil des siècles. L'élagage des chênes, réalisé tous les 5-7 ans, maintient la forme des arbres et optimise la production de glands. La rotation du pâturage permet la régénération naturelle des prairies.
Le cycle annuel s'organise comme suit :
- Automne : Période des glands et engraissement des porcs
- Hiver : Élagage et récolte du bois
- Printemps : Pâturage principal
- Été : Repos végétatif
Défis Contemporains
Les Dehesas font face à plusieurs défis majeurs :
1. Régénération :
- Vieillissement des arbres
- Difficultés de renouvellement naturel
- Impact du pâturage sur les jeunes pousses
2. Changement climatique :
- Sécheresses plus fréquentes
- Développement de maladies comme "la seca"
- Modification des cycles de production
3. Viabilité économique :
- Compétition avec l'agriculture intensive
- Coûts d'entretien croissants
- Nécessité de valoriser les services écosystémiques
Les jardin-forêts du Kerala : Un Système Millénaire
Dans le Kerala, en Inde, les jardins-forêts traditionnels représentent un modèle d'adaptation aux conditions tropicales humides. Ces systèmes ont su maintenir une biodiversité exceptionnelle tout en assurant une production alimentaire stable et diversifiée au fil des siècles. Leur résilience face aux événements climatiques extrêmes est particulièrement remarquable.
Toutefois, ces systèmes ancestraux sont aujourd'hui menacés par le morcellement des parcelles au fil des successions familiales et la pression croissante de l'urbanisation. La modernisation des pratiques, parfois mal adaptée aux principes traditionnels, pose également question quant à leur durabilité future.
Espèces Natives Traditionnelles
Le jacquier (Artocarpus heterophyllus) occupe une place centrale dans ces jardins-forêts. Considéré comme l'arbre le plus polyvalent du Kerala, il fournit des fruits pouvant atteindre 35 kg, du bois de qualité, et ses jeunes fruits sont utilisés comme légumes. La tradition locale affirme qu'un seul jacquier peut nourrir une famille pendant une saison.
Le manguier (Mangifera indica), natif de la région, existe en dizaines de variétés locales. Chaque jardin-forêt maintient traditionnellement plusieurs variétés pour étaler la production et diversifier les usages, certaines étant meilleures pour les pickles, d'autres pour la consommation fraîche.
L'aréquier (Areca catechu) forme souvent la strate intermédiaire des jardins. Bien que principalement cultivé pour sa noix, utilisée traditionnellement avec les feuilles de bétel, il contribue également à la structure verticale du jardin.
Espèces Introduites Historiquement
Le cocotier (Cocos nucifera), bien qu'omniprésent aujourd'hui, a été introduit il y a plusieurs siècles via les routes commerciales maritimes. Il est devenu un élément fondamental des jardins-forêts, fournissant noix de coco, huile, fibres et matériaux de construction.
Le tamarinier (Tamarindus indica), originaire d'Afrique, a été introduit par les commerçants arabes. Son fruit acide est devenu un ingrédient essentiel de la cuisine keralaise.
Le giroflier (Syzygium aromaticum) et le muscadier (Myristica fragrans) ont été introduits par les commerçants portugais au XVIe siècle, enrichissant la palette des épices produites dans ces jardins.
Espèces de la Strate Moyenne
Le bananier (Musa spp.), avec ses nombreuses variétés locales, occupe les espaces semi-ombragés. Les variétés traditionnelles incluent la banane rouge du Kerala (Red Kerala Banana) et la Nendran, spécifiques à la région.
Le papayer (Carica papaya) trouve sa place dans les trouées lumineuses. Les variétés locales sont généralement plus petites mais plus robustes que les cultivars commerciaux.
Le cacaoyer (Theobroma cacao), introduit plus récemment, s'est bien adapté à l'ombre des grands arbres, ajoutant une nouvelle dimension économique à ces jardins.
Innovations Modernes
Plus récemment, certaines espèces ont été introduites pour diversifier la production :
Le ramboutan (Nephelium lappaceum) s'est révélé particulièrement adapté au climat local et enrichit la production fruitière de fin de mousson.
Le durian (Durio zibethinus), bien qu'encore rare, commence à être intégré dans certains jardins-forêts modernes.
Le mangoustanier (Garcinia mangostana) a trouvé sa place dans les zones plus ombragées des jardins-forêts.
Organisation Spatiale et Temporelle
Les arbres dans les jardins-forêts du Kerala ne sont pas plantés au hasard. Leur disposition suit des principes traditionnels :
L'espacement entre les cocotiers définit souvent la structure de base, créant un motif régulier qui permet l'insertion d'autres espèces.
Les jacquiers sont placés stratégiquement pour maximiser l'espace tout en minimisant l'ombrage sur les cultures plus basses.
Les espèces fruitières sensibles sont souvent regroupées près de la maison pour faciliter leur surveillance et leur entretien.
Les Enseignements du Temps
L'étude de ces systèmes ancestraux révèle des facteurs communs de succès essentiels. L'adaptation aux conditions locales apparaît comme primordiale, tant dans la sélection des espèces que dans l'intégration des pratiques culturelles. La force des structures sociales traditionnel les, notamment dans la transmission des connaissances, s'avère également déterminante.
La diversité, principe fondamental de ces systèmes, se manifeste à travers la multiplication des strates végétales et la complémentarité des espèces. Cette approche contribue directement à leur résilience face aux perturbations environnementales et économiques.
Les défis contemporains auxquels font face ces systèmes sont souvent liés aux pressions externes : urbanisation croissante, changements économiques profonds et modifications climatiques. La rupture dans la transmission des savoirs traditionnels constitue également une menace majeure, tout comme les contraintes économiques imposées par la modernisation de l'agriculture.
Conclusion
L'histoire millénaire de ces forêts comestibles nous enseigne qu'une production alimentaire durable et résiliente est possible sur le très long terme. Leur succès repose sur une approche holistique, intégrant harmonieusement facteurs écologiques, sociaux et économiques. Les défis auxquels elles font face aujourd'hui soulignent l'importance d'une adaptation continue aux conditions modernes, tout en préservant les principes fondamentaux qui ont fait leur succès à travers les âges.
Ces systèmes nous montrent que la clé d'une agriculture durable réside dans la compréhension profonde des écosystèmes locaux et dans la capacité à transmettre et adapter ces connaissances au fil des générations. Leur étude offre des perspectives précieuses pour le développement de systèmes alimentaires résilients face aux défis du XXIe siècle.
Sources
Forêts Amazoniennes
- Clement, C. R., et al. (2015). "The domestication of Amazonia before European conquest." Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 282(1812).
- Levis, C., et al. (2017). "Persistent effects of pre-Columbian plant domestication on Amazonian forest composition." Science, 355(6328), 925-931.
- Junqueira, A. B., et al. (2011). "Secondary forests on anthropogenic soils in Brazilian Amazonia conserve agrobiodiversity." Biodiversity and Conservation, 20(7), 1933-1961.
Jardins-Forêts de Java
- Kumar, B. M., & Nair, P. K. R. (2004). "The enigma of tropical homegardens." Agroforestry Systems, 61(1), 135-152.
- Mohri, H., et al. (2013). "Assessment of ecosystem services in homegarden systems in Indonesia, Sri Lanka, and Vietnam." Ecosystem Services, 5, 124-136.
- Wiersum, K. F. (2006). "Diversity and change in homegarden cultivation in Indonesia." In Tropical Homegardens (pp. 13-24). Springer.
Dehesas Espagnoles
- Moreno, G., & Pulido, F. J. (2009). "The functioning, management and persistence of dehesas." In Agroforestry in Europe (pp. 127-160). Springer.
- Plieninger, T., et al. (2015). "Wood-pastures of Europe: Geographic coverage, social-ecological values, conservation management, and policy implications." Biological Conservation, 190, 70-79.
- Bugalho, M. N., et al. (2011). "Mediterranean cork oak savannas require human use to sustain biodiversity and ecosystem services." Frontiers in Ecology and the Environment, 9(5), 278-286.
Food Forests du Kerala
- Kumar, B. M. (2011). "Species richness and aboveground carbon stocks in the homegardens of central Kerala, India." Agriculture, Ecosystems & Environment, 140(3-4), 430-440.
- Peyre, A., et al. (2006). "Homegardens and their role as a main source of medicinal plants in semi-urban areas of Kerala, India." Journal of Ethnopharmacology, 107(2), 184-198.
- Jose, D., & Shanmugaratnam, N. (1993). "Traditional homegardens of Kerala: a sustainable human ecosystem." Agroforestry Systems, 24(2), 203-213.
Études Générales sur les Food Forests Traditionnelles
- Crawford, M. (2010). "Creating a Forest Garden: Working with Nature to Grow Edible Crops." Green Books.
- Nair, P. K. R. (1993). "An Introduction to Agroforestry." Kluwer Academic Publishers.
- Ford, A., & Nigh, R. (2015). "The Maya Forest Garden: Eight Millennia of Sustainable Cultivation of the Tropical Woodlands." Left Coast Press.
- Miller, R. P., & Nair, P. K. R. (2006). "Indigenous agroforestry systems in Amazonia: from prehistory to today." Agroforestry Systems, 66(2), 151-164.